Compte rendu de la journée d’études “Regards satiriques sur les gauches au pouvoir, France-Europe, premier XXe siècle”, Sciences Po Lyon, 6 novembre 2024

Résumé

Organisée par Yann Sambuis (docteur en histoire, chercheur associé au Larhra), Emmanuel Jousse (MCF à Sciences Po Lyon, Larhra) et Gilles Vergnon (MCF HDR émérite à Sciences Po Lyon, Larhra), la journée était accueillie à Sciences Po Lyon avec le soutien du Larhra (UMR 5190) et de la SFHPo. Un siècle après la victoire du Cartel, il s’agissait d’explorer la riche production satirique suscitée par les nombreuses expériences gouvernementales d’union des gauches qui caractérisent l’entre-deux-guerres en France et en Europe.

Dans son introduction, Yann Sambuis rappelle l’intérêt des sources satiriques, et en particulier caricaturales, pour étudier une période qui constitue l’âge d’or de la presse illustrée. Objet d’un intérêt croissant, de la part des historiens de l’art et de la culture, et d’un important renouvellement historiographique depuis les années 1990, le corpus caricatural est encore trop peu investi par les historiens du politique au regard de sa richesse. La journée doit permettre d’étudier le traitement par la satire française et européenne des différentes expériences gouvernementales de gauche de l’entre-deux-guerres pour faire émerger le commun et le singulier et ouvrir de nouvelles perspectives de recherche en histoire politique permettant de mieux exploiter ce matériau.

La première session est consacrée au Cartel des gauches et à ses suites. Jean-Etienne Dubois (IPAG Nantes) propose une analyse des caricatures de droite de ce premier retour des gauches françaises au pouvoir, « moment privilégié de la polémique par l’image » (Christian Delporte). En se fondant principalement sur l’étude des dessins de Sennep et de la presse auvergnate, il fait émerger une typologie des thèmes récurrents au sein de laquelle se distingue le motif de la faillite du Cartel et de l’incompétence économique des gauches, qui prend progressivement le pas sur les représentations de la menace socialiste et communiste et d’un pacifisme naïf, et qui marque durablement les représentations satiriques des gauches jusqu’aux années 1930. Yann Sambuis (Larhra) déplace ensuite la focale sur l’échelle locale en analysant les représentations par la caricature lyonnaise de l’affrontement fratricide entre Édouard Herriot et la SFIO pour le contrôle du champ politique local. À partir d’un corpus de plusieurs centaines de caricatures, il montre comment la chronique dessinée de cette « guerre des gauches » porte un discours sur la politique, que les métaphores sportives et guerrières construisent comme un affrontement normé et organisé tandis que la succession de représentations d’hommes politiques donne naissance à des identités et carrières caricaturales (Guillaume Doizy) qui influencent en retour la politique lyonnaise.

La seconde session s’intéresse au moment Front populaire. Antoine Limare (doctorant à Sorbonne Université) et Gilles Vergnon (Sciences Po Lyon / Larhra) proposent tous deux des études de la presse d’extrême-droite. Centrée sur la caricature des antifascistes par les fascistes, la communication d’Antoine Limare montre le renouvellement des thèmes mobilisés pour attaquer les gouvernements de gauche : si la critique des politiques économiques demeure présente, les attaques contre Léon Blum illustrent une dynamique de personnalisation et un essor de l’antisémitisme, tandis que l’entrée du PCF dans l’union des gauches confère une place croissante à la mise en scène de la menace communiste. C’est à ce dernier point qu’est consacrée l’intervention de Gilles Vergnon, qui interroge le motif de la « violence des rouges » dans une période d’exacerbation de la violence politique – plusieurs dizaines de morts en France dans les années 1930. Entre exagération, appel aux émotions et tentation de la riposte, la caricature d’extrême-droite contribue ainsi à nourrir les tensions.

Enfin, l’après-midi ouvre les perspectives en élargissant l’étude aux autres cas européens. Pierre Millet (doctorant à l’EHESS) propose une étude exploratoire de la très riche presse satirique allemande pour tracer les contours de la représentation caricaturale du SPD dans les premières années de la République de Weimar. La carrière caricaturale de Friedrich Ebert, en particulier, illustre le processus de construction progressive d’un double caricatural de moins en moins associé à la menace révolutionnaire au fil de la construction d’un parti de gouvernement, et qui se notabilise à mesure que les socialistes deviennent la force d’appoint de gouvernements centristes. Mario Cuxac (Larhra) prend le relai dans une communication préparée avec Stéphanie Krapoth (Université de Franche-Comté) en montrant les évolutions des presses satiriques allemande et italienne mises au pas par les régimes nazi et fasciste. L’étude des rares dessins où elles représentent les gouvernements de gauche français, principalement centrés sur les relations internationales, illustrent en creux le caractère éminemment national de l’art caricatural, qui repose sur la construction d’un socle commun d’images et de références entre dessinateur et lecteur, seul à même de permettre la compréhension des dessins.

Dans ses conclusions, Emmanuel Jousse (Sciences Po Lyon / Larhra) revient sur la richesse du corpus caricatural, dont les communications ont montré que les motifs récurrents et la grammaire progressivement construite permettaient des transferts culturels et des analyses comparatives à la fois diachroniques et transnationales. Au-delà des images, la perspective d’études centrées sur la matérialité et les conditions sociales de création de la satire visuelle permet d’envisager une histoire sociale et culturelle de la fabrique des représentations politiques. L’effet grossissant de la caricature ouvre aussi des pistes de recherche sur l’histoire des gauches au pouvoir en mettant l’accent sur les principaux enjeux (la question morale, la gestion économique, le danger politique) et sur le double sentiment de peur et de haine que semblent susciter à droite ces expériences gouvernementales.

Les différentes communications, enrichies de textes sur d’autres exemples européens, seront publiées en 2026 dans un numéro thématique des Cahiers Jaurès.

Yann Sambuis

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